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Marie Toussaint, militante écologiste et juriste en droit international de l’environnement, est à l’origine de la pétition « L’Affaire du Siècle » qui vient d’être couronnée de succès avec la condamnation de l’État français pour manquements dans la lutte contre le changement climatique. 👍
L’inaction climatique de la France est donc jugée comme illégale !!!
Marie nous explique comment il est devenu indispensable de bâtir une alliance pour la justice environnementale. Pas d’écologie sans justice sociale. Elle nous explique le rôle de la prédation par une poignée de personnes et d'entreprises dans un contexte de néolibéralisme débridé. Elle aborde le rôle cruciale du patriarcat dans cette destruction de notre biosphère : "Dès les années soixante-dix, les éco-féministes ont fait le lien entre exploitation du corps des femmes et exploitation de la nature".
Elle nous invite enfin à nous rassembler, à conjuguer nos luttes, à faire des alliances, à chercher les points communs, à multiplier les possibilités d’actions collectives 😍.
Ce texte fort a été publié dans le livre collectif "Résistons Ensemble, plaidoyer pour des jours heureux" : https://massot.com/collections/resistons-ensemble/
Bâtir une alliance pour la justice environnementale de Marie Toussaint
C’est avec grand plaisir que je participe à cet ouvrage collectif, parce qu’on a besoin de faire converger les points de vue critiques de celles et ceux qui veulent changer l’ordre du monde.
J’écris ces lignes en plein déconfinement. On a beaucoup parlé du « monde d’après ». Le risque le plus évident, c’est que tout continue comme avant. Que le retour à la normale soit en fait un retour à l’anormal : le saccage méthodique du vivant, des écosystèmes, de la biodiversité au nom de la recherche du profit. La crise que nous traversons est pourtant éloquente. On ne sait pas encore exactement d’où vient le Covid. Mais la science nous indique que c’est un virus zoonotique, et que les virus zoonotiques sont favorisés par la déforestation. L’enchaînement des causalités ne peut échapper à qui cherche à comprendre. Les atteintes portées à la nature ont causé une crise sanitaire mondiale, mettant l’économie à l’arrêt, avec des conséquences sociales déflagratoires.
Les chiffres sont frappants et convergents : les classes sociales les plus défavorisées ont été les plus touchées par le Covid. Ce sont elles qui ont subi de plein fouet l’épidémie, elles qui ont vécu le confinement dans les plus mauvaises conditions, elles qui meurent davantage. L’égalité face à la pandémie est une fiction. La surmortalité des noir.e.s américain.e.s est venue rappeler la réalité ségrégative des États-Unis.
Si guerre il y a, c’est bien davantage la guerre sociale menée par les riches contre les pauvres et la guerre permanente menée par les pollueurs contre la nature qu’ils détruisent sans vergogne. Je veux montrer ici que les deux phénomènes sont liés, et que nous ne pourrons pas combattre l’un sans nous opposer à l’autre.
Le rétablissement des droits sociaux et la restauration écologique sont les deux faces d’un même combat. Il faut résister à la logique qui fait de la nature et des droits humains des variables d’ajustement de la course au profit. C’est donc autour de la justice environnementale qu’il faut reconstruire nos sociétés.
En finir avec la prédation qui détruit la planète
Le Covid-19 a une origine : la prédation. Cette prédation qui est le moteur à peine caché du néolibéralisme, qui se nourrit du sang de la terre et des larmes des humains n’est conduite que par une poignée d’entreprises qui exploitent la nature et les êtres, les ressources naturelles et les données personnelles.
Vingt-cinq entreprises seulement sont responsables de la moitié des émissions de gaz à effet de serre entre 1988 et 2015 ; et leurs émissions se sont démultipliées. Ce n’est pas tout : seuls quelques grands groupes pilotent la production d’OGM, de pesticides, d’engrais, et bien souvent aussi des médicaments, tandis que les populations du monde souffrent de manière croissante de la faim, de la malbouffe, de la pollution des sols...
Une poignée de « békés » se sont assurés que le chlordécone serait encore répandu sur les terres antillaises alors que la toxicité du produit n’était plus à prouver. Une poignée d’exploitant.e.s aurifères encore, qui répandent du cyanure et du mercure sur les territoires amazoniens de Guyane et les populations autochtones, en France dans des lobbies fort bien organisés, et dans les pays voisins.
Une poignée de firmes aussi, qui extraient du gaz de schiste et du sable bitumineux sur les territoires des natifs américains et canadiens. C’est du fait de la décision de quelques-uns que les ouvriers sont morts de l’exposition à l’amiante, ou de la silicose.
On pourrait à l’infini donner des exemples de l’aberration de ce qui se joue sous nos yeux. Continuer ainsi n’est plus possible. Nous devons énoncer clairement que les lois de l’économie ne sont pas au-dessus des lois de la nature.
La lutte pour sauver le climat oppose ainsi principalement les intérêts privés de quelques grands groupes, et l’intérêt collectif de l’immense reste de l’humanité. Il est temps d’écouter les voix qui
expriment la souffrance humaine et les maux de la Terre, plutôt que de s’en remettre aux forces du marché ou de parier sur le progrès technique qui viendrait magiquement nous sauver.
Redonner de la valeur a ce qui compte vraiment
Que vaut la vie brisée d’une ouvrière indienne quand il s’agit de faire gagner quelques dollars de plus à des actionnaires ? Que valent les droits d’un autochtone quand il s’agit de faire passer un pipeline ? Au fond, leurs existences sont considérées comme négligeables, subalternes.
Il en va de même pour la nature. L’imaginaire anthropocentrique dominant nous a séparé d’elle alors que nous en sommes issu.e.s, qu’elle nous constitue comme nous la constituons. Elle aussi est
devenue subalterne. Alors qu’elle nous fournit les ressources vitales pour répondre à nos besoins, nous avons décidé qu’elle ne valait rien, ou si peu. Plus exactement nous avons décidé qu’elle n’avait pas de valeur ontologique, mais seulement la valeur marchande liée à son exploitation.
Heureusement, au niveau planétaire, depuis des années, une multiplicité de résistances au productivisme se sont levées. Dans les pays des Suds, des femmes, en Inde avec le mouvement Chipko, au Kenya avec Wangari Maathai ; et des hommes, au Niger avec Ken Saro-Wiwa, au Brésil avec Chico Mendes... ont mené, parfois au prix de leurs vies, des combats qui sont tout autant des combats pour les droits de la nature que pour l’égale dignité des êtres. À travers ces luttes, appelées « écologisme des pauvres », ils et elles se sont opposé.e.s à l’inégalité nord-sud, et aux alliances productivistes entre dirigeants politiques et grandes entreprises multinationales qui visaient à asservir les travailleurs.ses, exproprier les populations pour s’accaparer leurs ressources.
Notre combat écologique est aussi un combat pour l’émancipation humaine. Pour parvenir à sauver le climat, menacé par la folie de notre modèle de développement, il faut renverser l’ordre des priorités, établir ce qui a de la valeur pour nous : la vie de nos proches, les liens sociaux, la culture, la beauté d’un paysage, la douceur, toutes ces choses qui n’ont pas de prix et ne devraient jamais être marchandisées.
Rassembler pour mieux lutter
Sortir de la logique qui veut que rien ne soit plus important que le profit est un premier pas. Mais ce ne sera pas suffisant. Nous devons déconstruire l’ensemble des logiques de domination qui traversent nos sociétés. À commencer par la domination patriarcale, par exemple. Dès les années soixante-dix, les éco-féministes ont fait le lien entre exploitation du corps des femmes et exploitation de la nature. Elles dénonçaient de concert l’absence de représentation des femmes, l’approche viriliste et prédatrice du monde, et la négation de la nature. Aujourd’hui encore, les hommes détiennent 70 % des richesses et 80 % des terres de la planète. 9 milliardaires sur 10 sont
des hommes. De fait, le système qui détruit la planète est un système sous domination masculine.
Nous devons agir dans deux directions simultanées : la défense des subalternes et le respect des droits de la nature. C’est le sens de la justice environnementale, née dans le sillage du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis. Alors que nul ne cherchait à savoir où étaient entreposés les déchets toxiques, et ouvertes les entreprises nuisibles, les noir.e.s américain.e.s ont mené l’enquête, créé des données, assimilables par les pouvoirs publics des États-Unis. Et leurs conclusions étaient nettes : deux-tiers des populations entassées dans des zones toxiques étaient noires, ou latino-américaines. En 1991, le mouvement des peuples de couleur adopte ses dix-sept principes pour la justice environnementale. Le premier proclame l’interdépendance de toutes les espèces, le droit d’être libre de toute destruction écologique, et le caractère sacré de la Terre-mère.
À leur suite, en nous inscrivant dans la lignée de ces principes, pour préserver notre avenir et celui des générations futures, aussi bien que la capacité de survie des populations les plus exposées du monde, nous agissons en justice.
Les citoyennes et les citoyens utilisent l’arme du droit pour reprendre le contrôle sur nos existences en posant des limites à la rapacité des multinationales, et en poussant les États à agir.
Ce fut le cas des 900 citoyens néerlandais dans l’affaire Urgenda, des 25 jeunes l’ayant emporté face à l’État colombien en arrachant au tribunal la reconnaissance des droits de la forêt amazonienne ; d’Ashgar Leghari, fils d’agriculteurs pakistanais très pauvres, qui a lui aussi, fait condamner son pays pour inaction climatique ; ou des plus de deux millions de Français.es rassemblé.e.s en soutien à l’Affaire du siècle, cette action en justice contre l’État français pour inaction climatique.
Il faut conjuguer les luttes, faire des alliances, chercher les points communs, multiplier les possibilités d’actions collectives. Ce ne sera pas facile. Ne soyons pas angéliques : l’alliance des subalternes ne va pas naître spontanément. Il existe des tensions, des contradictions, des conflits. Mais nous devons les dépasser. Parce que toutes les tentatives de construire le progrès social sans tenir compte de la finitude des ressources ont buté sur la question du productivisme et de la redistribution : changements climatiques, désertification, disparition des îles, intoxications diverses... Le fait de n’avoir pas su appréhender la nécessaire harmonie avec le vivant est l’une des raisons majeures des échecs politiques progressistes et solidaires des dernières décennies. Inversement, il est de la responsabilité du mouvement écologiste de se mettre au service de celles et ceux qui défendent leur cadre de vie, et à travers leur action, la chance pour toutes et tous de pouvoir vivre bien.
Nos adversaires nous ont toujours divisé. Qu’ils sachent que ce temps-là est révolu. La justice environnementale est en marche.
Marie Toussaint est une militante écologiste, juriste en droit international de l’environnement. Elle est à l’origine de la pétition « l’Affaire du siècle ». En mai 2019, elle est élue eurodéputée écologiste. Elle est l’autrice, avec Priscillia Ludosky, d’Ensemble, nous demandons justice, (Massot Éditions, 2020).