·
Pablo Servigne nous partage magnifiquement cet équilibre souhaitable entre entraide et résistance 😍. Comment notre adaptation aux tempêtes qui arrivent doit oublier la compétition et l'égoïsme pour retrouver la coopération et la solidarité 👍.
Ce texte est extrait du livre collectif Résistons ensemble, plaidoyer pour des jours heureux : https://massot.com/collections/resistons-ensemble/
L’entraide, pour résister de Pablo Servigne
Des barbaries, comme dit Edgar Morin, il y en a deux : la vieille, la bête immonde, celle des guerres, des fascismes, de la haine, des dominations, des massacres et des destructions ; et puis il y a celle des costumes-cravates, du papier glacé, froide et calculatrice, managériale, fondée sur le profit et la rationalisation de tout. Les deux déshumanisent, dévitalisent, et finissent par tout détruire dans un tourbillon de poussière. On pourrait en ajouter une troisième, celle qui nous coupe des autres espèces, et qui, par aveuglement, nous fait croire que nous sommes seuls maîtres à bord de notre petit vaisseau spatial, la Terre, et in fine, que tout ce qui bouge est à piller, utiliser, traiter, manger, exploiter. Dans les trois cas, il y a la conversion de sujets – humains ou êtres vivants – en objets. La première barbarie n’est jamais loin, elle ressurgit un peu partout autour du globe, à la faveur de dictateurs en manque de domination. La deuxième est aux manettes dans presque toutes les démocraties modernes. La troisième est partout, sauf chez quelques rares peuples premiers.
Contre l’économie asociale et égoïste
La barbarie en col blanc est la plus pernicieuse, car elle est commune aux trois : elle véhicule l’imaginaire d’un monde peuplé d’égoïstes, d’une nature mauvaise et compétitive, où ne régnerait qu’une seule loi, la loi du plus fort. Ce fondement philosophique de l’économie libérale est extrêmement toxique, car il provoque un épuisement des individus mis en compétition les uns avec les autres. Dans cette course au profit, tout le monde se retrouve seul, dépourvu de liens et de sens, dépourvu d’humanité. Il ne s’agit pas de rejeter en bloc la compétition, et encore moins de nier son existence. Le problème est de l’institutionnaliser, d’en faire une idéologie, et de ne fonder les rapports sociaux que sur ça. La compétition est stressante et risquée. Les autres espèces l’ont compris depuis longtemps. Elles la supportent ponctuellement pour marquer un territoire ou pour l’accès à la reproduction. Chez les sportifs, il s’agit bien de stimuler pour faire progresser les individus... bien préparés au combat ! Mais pour tous les autres, la compétition est vite toxique... pour les corps et pour la cohésion des sociétés. Quand nommera-t-on les choses par leur nom ? L’économie classique, libérale, se targue d’être la référence, fière de donner le second rôle à la petite « économie sociale et solidaire ». Mais alors, appelons un chat un chat : l’économie dominante est en réalité une économie asociale et égoïste. Point barre.
Un grand méchant loup pour s’unir
Pour souder les individus d’un groupe, ou des groupes entre eux, rien de tel qu’un adversaire commun, un adversaire très puissant. Aujourd’hui, le Covid-19 et le dérèglement climatique sont des menaces globales qui ont la capacité de rassembler les humains à l’échelle globale autour d’une cause commune. Ils pourraient faire office de grand méchant loup. Mais le sont-ils réellement ? Comment « lutter » contre le dérèglement climatique sinon en s’opposant à ceux qui le provoquent ? C’est-à-dire à des multinationales et des gouvernements. Les véritables adversaires sont ceux qui bousillent les conditions de vie sur terre, ainsi que les conditions de faire société. Ce sont des personnes, mais aussi des organisations, des idéologies, et un imaginaire. D’ailleurs, les hérauts de la compétitivité ne lâcheront pas l’affaire aussi vite. Ils ont aussi compris qu’il fallait qu’ils s’entraident pour garder leurs privilèges. Nous n’avons donc pas d’autre choix que de retrouver le sens du collectif, les alliances stratégiques, afin de peser dans les rapports de force. Il faut fournir à l’ensemble de la population une trousse à outils conceptuelle pour arriver à mieux coopérer. Pour constituer (et instituer !) cette opposition au grand méchant loup, il n’y a pas d’autre choix que de dépasser les divergences et d’aller au-delà des étiquettes bien confortables que chaque petit groupe s’était constituées. Bien sûr, cela demande de trouver un terrain commun, de mettre en avant des valeurs partagées, et de travailler (ensemble !) à rendre constructives les réelles divergences (sont souvent très minoritaires). Et on est prié de laisser les ego au vestiaire ! Cette ouverture aux autres ne peut se faire qu’en partageant nos faiblesses, nos lacunes et nos vulnérabilités, en toute authenticité. Il y a mille petits réglages à faire, les mécanismes de l’entraide sont si complexes... Il est donc nécessaire de mettre les mains dans le cambouis, de redevenir vraiment compétents en coopération, en altruisme, en solidarité, en entraide. Et lorsqu’il y aura des business schools entièrement dédiées à ces matières, avec des prix Nobel récompensant des recherches sur l’altruisme, alors là, on pourra parler sérieusement d’un projet de société ! En attendant, l’entraide sera de l’ordre de l’éducation populaire...
L’entraide comme récit
L’idéologie de la compétition généralisée, et le mythe de la loi de la jungle sont très puissants. Beaucoup de gens restent persuadés que la nature – et par extension la nature humaine – est majoritairement une histoire de compétition, d’égoïsme et de violence. Ils pensent que si les gouvernements disparaissaient, on irait retrouver un état prétendument « sauvage », c’est-à-dire une lutte de tous contre tous. Mais c’est une croyance, c’est un récit, c’est un imaginaire qui colore nos pensées ! Il en va de même pour l’entraide : c’est évidemment un faisceau de faits, de théories et d’observations, mais c’est surtout un nouveau récit, un récit commun, un récit qui donne envie d’agir, qui redonne confiance en notre capacité à nous unir et à retrouver une puissance d’agir. Ce que les sciences ont découvert ces dernières décennies est tout bonnement incroyable. Partout dans l’éventail du vivant, l’entraide était et reste présente, des humains aux champignons, du phytoplancton aux arbres, en passant par les animaux et les bactéries. Elle est partout. Notre société d’abondance l’a donc délaissée, ou plus précisément rendue invisible. Car elle est là, sous nos yeux, en permanence : l’école, la sécurité sociale, les coopératives, les syndicats, l’État, les entreprises, sont des institutions extrêmement puissantes d’entraide. On ne les voit plus car on a chaussé les œillères de la compétition, et en attendant, ces institutions se fragilisent, hors de notre champ de vision.
Retrouver l’autonomie et l’auto-organisation
Le grand problème de cette économie asociale et égoïste, c’est qu’elle s’est immiscée partout, et même en nous. Elle nous a rendus accros. Pour leur simple survie, beaucoup de gens dépendent de la malbouffe, de la bagnole, du supermarché, du nucléaire, du pétrole, etc. Il est donc difficile de faire table rase de tout cela. Pour une sortie de confinement, il nous faut donc, à contrecœur et pour une question de survie, relancer au moins partiellement un système que l’on sait néfaste. Cela nous montre bien qu’un des horizons politiques d’émancipation est l’autonomie : reprendre en main notre production, revenir à plus de convivialité, ne pas dépendre des choses nuisibles. Et pour cela, il n’y a pas d’autre choix que de s’organiser, s’entraider à la base, au sein de lieux de vie, de bassins de vie, de biorégions. L’autonomie se gagne à toutes les échelles, en famille, dans le quartier, la ville, la région, le pays... Elle ne signifie pas un repli sur soi, ce qui serait effectivement un mauvais retour au local. Elle est la capacité pour des groupes, à toutes les échelles, de s’auto-administrer, de diminuer la centralisation des pouvoirs et d’arrêter de déléguer leur vie à des structures qui leur échappent. Il y a la place pour une coordination à grande échelle, mais il s’agit de ne plus dépendre entièrement des structures à plus grande échelle, des grands groupes et des grandes entités politiques qui auront vite fait de convertir le pouvoir que vous leur donnez en domination, en barbarie. L’autonomie d’un territoire inclut bien évidemment une certaine interdépendance avec d’autres territoires voisins ou amis. Une franche horizontalité, un fédéralisme.
Et traverser les tempêtes
On pourrait croire que les temps qui arrivent – les catastrophes, les dégradations et autres pénuries – favoriseront les égoïsmes et la compétition. C’est effectivement un risque, mais il est surtout amené par la culture de la compétition : faire croire que les gens sont égoïstes par nature revient à leur faire perdre confiance en la possibilité de faire société dans l’urgence, et, comme la défiance amène la défiance, tout cela finit dans une sorte de malentendu tragique. Dans le monde vivant, c’est plutôt le contraire : les milieux hostiles font émerger l’entraide, tout simplement parce qu’on a besoin de ses voisins pour survivre. Autrement dit, les individualistes sont beaucoup plus vulnérables. Ainsi, le fait de vivre dans l’abondance permet le luxe de se passer de son voisin. L’individualisme est donc véritablement une idéologie de riches. Seule notre époque démesurément opulente grâce aux énergies fossiles a pu développer de tels niveaux institutionnels d’égoïsme. Comme l’ont montré l’économiste Thomas Piketty et ses collègues, les avancées en faveur d’une meilleure répartition des richesses ont été conquises après les grandes catastrophes du siècle, lorsque les industriels et la finance étaient à genoux et n’avaient plus les moyens d’imposer leurs exigences antisociales. Ainsi, le problème n’est pas la pénurie qui arrive – car les humains savent gérer cela depuis des centaines de milliers d’années –, c’est plutôt d’arriver dans les pénuries avec une culture de la compétition et de l’égoïsme. Dans ce cas, le chaos social n’est jamais loin. Il est évident que si vous vous foutez du sort de vos voisins, des humains et des êtres vivants qui vous entourent, vous vivrez dans une bulle avec ce sentiment très toxique d’être indépendant. Vous risquez juste de mourir vite, déconnecté... et seul. Ce qui sauve, ce qui fait traverser le temps long, c’est de se sentir en interdépendance avec les autres, relié à une toile du vivant, de sentir que, sans les autres, nous sommes tous extrêmement vulnérables.
Pablo Servigne a une formation d’agronome et d’éthologue. Il a quitté le monde académique en 2008 pour devenir papa et chercheur « in-terre-dépendant », c’est-à-dire auteur et conférencier. Il est l’auteur des best-sellers Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes (Seuil, 2015), L’Entraide, l’autre loi de la jungle (LLL, 2017), et Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre) (Seuil, 2018).