Quoi écrire ? Quoi dire qui ne l’ait pas déjà été ? Qui ne soit pas des évidences ?
Redire, donc, pour se redonner des forces. Pourquoi la politique n’est pas ce qu’elle nommait au XIVème siècle :
« civilité, organisation ou autogestion d’une cité, qui concerne le citoyen, sage et adroit dans le gouvernement des hommes » ?
De même que le libéralisme de Locke et Montesquieu désignait la volonté de reconnaître l’individu et de protéger sa liberté et ses droits fondamentaux, « qu’aucun pouvoir n’avait le droit de violer ». Son principe fondateur était : « L’Homme ne se réalise pas par le travail, mais cultive son humanité, en recherchant la connaissance pour elle-même. »
Où tout cela a-t-il été oublié ?
Je n’ai aucune nostalgie et encore moins la naïveté de croire que « c’était mieux avant », mais la mémoire est une force et je ne veux pas oublier.
Ce libéralisme tentait de fabriquer une structure sociale dont l’Homme était le centre.
Mais la réalité est devenue tout autre : l’individu est devenu outil et esclave de la finance, nouvelle déesse, au nom de la liberté économique et du libre jeu de l’entreprise que rien ne doit entraver. La politique était un adjectif, nous en étions le sujet.
Elle nous a glissé entre les doigts, perdant son sens au fil des urnes, réduite à quelques rendez-vous annuels, qui nous déchargeraient de la responsabilité d’en être les penseurs et les premiers acteurs. Elle est devenue le terrain fertile de carrières et de glorieuses reconnaissances, et nous avons laissé les politiciens s’approprier ce qui devrait être notre bien commun, coloniser ce territoire de nos réflexions. Ce qui devait être un espace de pensées est devenu un écran de communication. La toute-puissance de la grande industrie et l’omniprésence des médias ont fini de la transformer en spot publicitaire.
Comment en sommes-nous arrivé.e.s à être convaincu.e.s que l’effondrement de la finance est plus dangereux que celui de l’humanité ?
Comment avons-nous accepté que cela soit une évidence ?
Sidéré.e.s.
Anesthésié.e.s par le flux continu de « l’actu », infantilisé.e.s par des « experts » qui parlent à notre place, nous disent quoi penser, nous sommes nous-mêmes convaincu.e.s de notre inaptitude à comprendre la situation et à en résoudre les problématiques (et quoi qu’il en soit, asphyxié.e.s par les lacrymogènes si nous osons ne pas l’être). Paralysé.e.s par une peur injectée quotidiennement jusque dans notre intimité par la description d’une quantité toujours plus grandissante de dangers nous menaçant. Il n’y a plus d’échappatoires.
Nous sommes sidéré.e.s. Dépossédé.e.s.
Allons-nous nous habituer ? Comme aux blessé.e.s en manifestation, aux mort.e.s, en contrôles de papiers, à nos sacs ouverts pour la sécurité, au travail qui ne suffit pas à la vie, qui tue les vies, à l’argent devenu déesse insatiable de sacrifices.
Allons-nous accepter ? Consentir, approuver ? Allons-nous nous habituer à l’Autre présenté comme danger constant, l’Extérieur comme menace invisible et permanente ? À la mort niée, cachée, isolée. Au deuil vidé de tout rituel, considéré non nécessaire. Accepter que la peur dirige nos lois, structure nos choix ? Accepter que des mois de grève et de revendications portées par des dizaines de milliers de citoyen.ne.s, par des professions, aujourd’hui portées aux nues, aient été hier réduites à un turbulent silence ?
Allons-nous nous habituer au 49.3, aux milliards du CAC40, à nos désirs compilés en chiffres de sondages, nos savoir-faire compactés en disques durs, nos curiosités biberonnées à l’algorithme ?
Allons-nous nous habituer à la vie à ce prix-là ?
Enlèverons-nous les vitres en plexiglas ? Effacerons-nous les ronds et traits qui disent où mettre nos corps, comment ne pas les rapprocher ? Allons-nous redonner de la place à ces relations humaines que nous avons empêchées parce qu’elles ne sont pas étiquetées ?
Qu’avons-nous dit aux non-marié.e.s, aux orphelin.e.s, à celleux dont la famille est celle du cœur ? Qu’avons-nous accepté en les empêchant de se retrouver ?
Je suis en colère. Je ne veux pas m’habituer.
Marielle Macé dit « Belles colères que celles qui ont pour seul ennemi l’inattentif : celui qui ne voit pas la différence, celui qui ne voit pas le problème. Belles colères que celles où ce qui est blessé en moi est cette exigence d’attention, de vigilance, c’est-à-dire de justesse et de justice. »
Je suis en colère.Je ne veux pas m’habituer. Je veux être vigilante, inlassablement, à combattre l’inattentif. Combattre la peur qui fait de la vie une guerre.
Nous avons transformé le risque en danger et ce glissement qui peut ne sembler que sémantique est en fait fondamental : on prend un risque, alors que l’on fuit le danger. On mesure un risque, alors que l’on fait disparaître le danger. Je ne veux pas fuir ni faire disparaître.
Je ne veux pas d’une vie sans risques. Je ne veux pas d’une vie sans liens. Je ne veux pas d’une vie où l’indifférence est une protection. Je ne suis pas naïve. Je ne veux pas être sidérée face à l’injonction que rien d’autre n’est possible. Je ne veux pas oublier que le mot « représentant » doit être fondamentalement incompatible avec la surdité face aux désirs et aux cris des représenté.e.s. Comment est-il possible qu’iels se comportent comme des propriétaires ? Je veux défendre une société dont le cœur est l’humain, dont la valeur fondatrice est le vivant. Il n’y a aucune raison valable que ça ne le soit pas.
Je ne suis pas naïve. Je ne veux pas m’habituer. Et je ne suis pas la seule.
« L’avenir n’est pas ce qui va arriver, mais ce que nous allons en faire. »
Julie Moulier (https://fr.wikipedia.org/wiki/Julie_Moulier) est une actrice et scénariste française née à Paris en 1984. Elle joue au théâtre et au le cinéma (on la voit notamment dans Nos vies formidables, Victoria ou Comme des garçons), et fait régulièrement des lectures publiques et des fictions radiophoniques pour Radio France.